Bonjour à tous, le mois dernier, ici même, alors que je terminais ma chronique concernant Jean Baptiste Godin (cet homme qui, au milieu du 19ème siècle, a tenté de développer une utopie sociale en créant le familistère de Guise) j’ai proposé aux auditeurs, mais aussi aux futurs lecteurs de la chronique disponible sur le site de Doct’Auvergne et via facebook, de me suggérer quelques noms de personnages utopistes pouvant faire l’objet de mon intervention présente. Or, comme je le pressentais : Rien ! Il ne s’est rien passé ! 2 ou 3 « j’aime » et pas une seule proposition ! Je pourrais une nouvelle fois fustiger l’outil internet et la profonde inutilité des réseaux sociaux, qui nous pourrissent la vie plus qu’autre chose. Je pourrais aussi m’insurger face à l’équipe de Quoi de Neuf Doc en affirmant que la « com » est merdique. Bref je pourrais faire comme tout bon français qui se respecte, gueuler. Et bien sur, comme tout bon français qui se respecte, j’aurais tort, faisant preuve une fois de plus d’un orgueil mal placé. Voilà pourquoi j’ai choisi de vous parler aujourd’hui d’une utopie qui montre tout à fait le contraire.
Ainsi, en 1998 Hernan Casciari, jeune écrivain argentin, vient passer quelques jours à Paris pour recevoir le prix littéraire Juan Rulfo. Là il rencontre une jeune journaliste espagnole et décide de rester vivre avec elle, à Barcelone. En Argentine il avait un travail, une maison, une vie quoi. En Espagne il n’a rien, pas même de papiers pour trouver un boulot. Le pire c’est que quelques mois après son installation en Europe il se passe des choses horribles dans son pays natal. Tout d’abord, la crise économique de 2001 (dévaluation de la monnaie, 4 ou 5 présidents en une semaine etc). Ensuite, et c’est certainement le pire pour Casciari, son équipe de foot favorite devient championne nationale ! Comme il le dit : « C’est réellement horrible de voir pour la première fois son équipe devenir championne et être loin ». Ces deux événements tragiques vont lui enseigner quelque chose de fondamental, la tragédie et le triomphe ont le même goût lorsque l’on est loin ! Ce qui laisse l’amère sensation d’être en dehors du jeu.
Pour se consoler et tenter de retrouver un peu de lien avec les gens qu’il aime, il décide d’ouvrir un blog. A ce blog il donne alors le nom de Orsai, ce qui veut dire, en langage footballistique justement, que tu es « hors jeu », que tu n’es pas « apte à jouer ». Casciari y écrivait de petites nouvelles, des textes brefs, et des commentaires sur les derniers matchs de football du Barca. Il a alors vu se former petit à petit une communauté de lecteurs (venant de pays parfois éloignés type Honduras, Nicaragua). Casciari n’a rien fait pour créer cette communauté, ce n’était pas sa volonté, la seule chose qu’il eu fait c’était écrire de petites histoires et lire les commentaires laissés par les lecteurs tout en entretenant une véritable correspondance effrénée avec eux (en 2003 Orsai est le blog le plus lu du monde).
Quand cette communauté s’est faite plus grande, mais aussi plus active (grâce au bouche à oreille), les grandes entreprises de la communication et de la culture ont commencé à entendre ce vrombissement, et le téléphone de Hernan commença à sonner. On lui offrit alors la possibilité de publier ses textes et d’écrire pour les plus grands journaux. La belle vie pour un écrivain en somme !
Cependant, il affirme aujourd’hui, avec le recul, qu’à cette époque il a fait une très grosse erreur. En effet, il affirme alors avec dépit : « je suis allé travailler avec l’industrie ». En quoi ceci est une erreur ? Voyons ça. A l’époque où il commence à travailler avec l’industrie il arrête alors la communication directe avec la communauté et laisse un intermédiaire s’infiltrer entre lui et les lecteurs (une maison d’édition, un administrateur etc.). Bien évidemment cet intermédiaire lui demande d’enlever tous ces textes gratuits du net pour pouvoir les vendre. Mais cela est impossible, comme le dit Casciari : « on ne reprend pas un cadeau ! »
Le temps s’écoule doucement, Casiari est redevenu « écrivain » (soumis au monde éditorial), et pourtant une délicate impression s’élève en lui. Il a la sensation de se faire voler. Il donne alors un exemple. Un jour, sa maison d’édition le paye pour la vente de 850 exemplaires d’un livre de poche vendu en Argentine. Or, très ami avec le libraire de sa ville d’origine, Mercedes (province de BA), il savait d’ors et déjà que le nombre de livre vendus dans cette librairie s’élevait à 750 ! 850 en Argentine, 750 dans la librairie d’un village ? Quid du vol éditorial organisé.
A cette époque, s’ajoute à ce vol la révolte des lecteurs qui, par email, s’insurgent que ses livres ne soient pas disponibles dans leurs pays. Parce que l’industrie ne vend des livres que dans les pays où cela est rentable, mais si un salvadorien, ou un péruvien veut un livre, il peut aller se faire voir car il ne l’obtiendra jamais.
Alors, en 2010, lorsqu’il a commencé à en avoir sérieusement marre de ces conneries, il a renoncé publiquement à l’ensemble de ces contrats éditoriaux et journalistiques. Il le dit textuellement dans la conférence TED dont vous retrouverez le lien dans ma chronique publiée : « En 1400 mots, sur le blog (Orsai), je les ai tous envoyés se faire foutre ». Ainsi, avec cette décision, il a repris la discussion avec ses lecteurs, après plus d’une année de silence. Et c’est à ce moment que lui est apparue une idée. Une idée qui d’un côté semblait tout à fait divertissante, mais qui d’un autre côté tenait un objectif secret. Cet objectif consistait à démontrer, et à se le démontrer aussi à lui-même, que la fameuse crise économique, la crise de l’industrie, dont on nous rabâche les oreilles, n’est pas réellement économique mais morale. Il fallait, pour Casciari, tuer le voleur, il fallait tuer l’intermédiaire !
L’idée était de faire une revue impossible. Depuis sa propre maison, avec un staff uniquement constitué de sa famille et de ses amis d’enfance, une revue qui s’appellerait Orsai comme le blog. Cette revue contiendrait :
- Zéro publicité et zéro subventions.
- Aucun intermédiaire (Il faut savoir que la distribution se garde, en moyenne, 50% de tout ce que nous achetons !).
- La meilleure qualité graphique du marché, et cela dans n’importe quel lieu du monde,
- Qu’elle serait publiée en version papier mais aussi en version numérique pour tablettes et Smartphones. Par ailleurs elle serait divulguée gratuitement en pdf 10 jours après la publication papier.
- Y écriraient et dessineraient uniquement des individus que Chiri (son meileur ami) et Casciari admiraient beaucoup.
- Qu’elle serait trimestrielle et qu’il y aurait plus de 200 pages par édition.
- Et que dans chaque pays la revue coûterait le même prix que 15 journaux de l’édition du samedi.
A ce moment là, il s’est passé quelque chose d’imprévu au sein de la communauté formée par le blog. Les lecteurs d’Orsai ont commencé à se charger de la communication du projet, à en parler à leurs amis, à leurs familles, partout autour d’eux. Les gens ont eu la foi ! Et je le dst avec fierté aujourd’hui, 5 ans après, car moi aussi j’ai eu la foi ! Et oui je faisais parti de ces 10 000 personnes, qui, sans savoir ce qu’il y avait à l’intérieur, ont acheté la revue n°1 en prévente (16 euros en Europe). Mais ce qui fut génial dès le numéro 1 c’est que nous ne pouvions acheter les revues que par paquet de 10. C’est-à-dire que lorsque je commandais un paquet de 10 revues, et qu’il arrivait quelques jours après à la maison, je devais contacter les 9 autres lecteurs de la revue à Clermont et nous nous retrouvions pour partager un moment autour de celle-ci. Ainsi, de cette manière, au-delà de créer du lien social nous étions en train de tuer l’intermédiaire de la distribution qui est une mafia !
Petit à petit, plus qu’un blog, plus qu’une revue et plus qu’une maison d’édition Orsai s’est transformé en un projet social. En 2011 s’est ouvert un bar Orsai, à Buenos Aires (a suivi Barcelone et San José) dans lequel les lecteurs peuvent se retrouver pour parler des textes mais aussi pour participer à des lectures, des ateliers d’écriture, des concerts etc. Mais surtout, les lecteurs on eu la possibilité de s’impliquer dans la création en proposant une participation financière, un coup de main pour les tâches administratives, la tenue du bar, les travaux etc. Finalement, l’outil internet ne fut qu’un pont facilitant la création d’une communauté mais l’on revient toujours à la création de lieu physique, symbolique, comme le café où l’on échange nos idées et où l’on tente de changer le monde.
A sa manière Casciari et la communauté Orsai ont changé le monde, refusant d’écouter les voix de l’industrie qui impose la standardisation et la publicité. Nous avons montré qu’il est possible de se passer des intermédiaires et possible de façonner notre propre monde. Mais pour cela il faut s’impliquer, plus qu’un « j’aime sur facebook ». Il faut redevenir acteur, redevenir citoyen. Sinon, ce qui nous pend au nez c’est de rester définitivement « hors jeu ».
Pour plus d’informations:
Le site internet de l’éditoriale Orsai
La Ted Conférence de Hernan Casciari