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Cette année je vais tenter de proposer des chroniques autour du thème de l’utopie. Plus précisément, je voudrais vous présenter des personnages historiques, plus ou moins connus et qui ont pu porter à leur manière une utopie. Mais pour commencer, j’aimerais que les choses soient le plus clair possible et d’ores et déjà répondre à la question : qu’est-ce que l’utopie ?
Tout d’abord, l’utopie est un concept apparu dans la littérature. C’est Thomas More, écrivain anglais qui publie en 1516 une œuvre intitulée Utopia décrivant une société imaginaire. S’en suivra une longue tradition littéraire critique (de Tommaso Campanella à Francis Bacon) qui s’appuiera sur la construction de ces sociétés imaginaires pour mieux pointer du doigt les déviances sociétales. En effet, le genre littéraire utopique est avant tout une construction critique, une remise en cause de la société de l’époque à travers la création d’un « lieu qui n’était nulle part » (ou topos en grec). Bien évidemment cette notion qui catalyse un fort potentiel onirique a été largement réemployée, détournée et transformée par une multitude d’approches différentes. De manière pragmatique revenons aux définitions que nous propose le dictionnaire « Le Trésor de la langue française », informatisé par l’ATILF. Celui-ci en présente deux conceptions. Tout d’abord, une vision socio-politique qui reviendrait à considérer l’utopie comme un plan gouvernemental pour une société future idéale au service du bonheur de chacun, ou bien un « système de conceptions idéalistes des rapports entre l’homme et la société, qui s’oppose à la réalité présente et travaille à sa modification ». Ensuite, vient une conception figurée, tout aussi intéressante, lui conférant le rôle de tout « ce qui appartient au domaine du rêve, de l’irréalisable ».
Comme un hommage, les éléments énoncés ici nous permettent de reprendre l’auteur uruguayen Eduardo Galeano qui affirmait avec grandeur : « l’utopie est à l’horizon. Quand je fais deux pas vers elle, elle s’éloigne de deux pas. Je fais dix pas et elle est dix pas plus loin. A quoi sert l’utopie ? Elle sert à ça, à avancer » (Galeano, 1998). Sous la plume du poète sud américain elle deviendrait alors un horizon, une énergie salvatrice qui nous pousse à avancer vers un avenir meilleur. Dès lors, l’utopie dispose d’un pouvoir d’enchantement dans la mesure où elle permet d’imaginer un monde à partir de celui qui s’offre à nous et ce de façon collective quand cette imagination se transforme en croyance sociale (Legros et al., 2006 p. 60). La force de l’utopie réside dans la force de la pensée qui, sous certaines conditions, devient un « agent catalyseur capable de désorganiser des routines, des habitudes, de détruire des coutumes (…) » (Wirth, 2001 p. 10). Dans cette logique, Mannheim donne à l’utopie une première caractéristique en affirmant « Un état d’esprit est utopique, quand il est en désaccord avec l’état de réalité dans lequel il se produit » (Mannheim 2001 p. 63) et juge utile de préciser que « (…) nous ne devons pas considérer comme utopique tout état d’esprit qui se trouve en désaccord avec la situation immédiate et la dépasse (…). Ces orientations qui dépassent la réalité, ne seront considérées par nous comme utopique que lorsque, passant à l’action, elles tendant à ébranler, partiellement ou totalement l’ordre des choses qui règnent à ce moment. » (Mannheim 2001 p. 63).
Si l’utopie peut donc être une œuvre, une critique, un système sociopolitique ou encore un doux rêve irréalisable, elle est surtout un « discours d’espérance qui nourrit les actes militants et s’en nourrit en retour » (Dacheux, 2007). Ce discours ne doit pas faire oublier que la notion d’utopie est avant tout liée à la nature de notre propre réalité qui peut toujours être source de conflit comme l’affirme Mannheim : « tous les groupes et classes antagonistes dans la société cherchent cette réalité dans leurs pensées et leurs actes – il n’est donc pas surprenant qu’elle apparaisse différente à chacun d’eux » (Mannheim, 1956, p.55). Ainsi, nous pouvons concevoir le monde des utopies comme propice aux affrontements.
Mais attention, si certaines utopies ont été le support à des affrontements physiques, voire des guerres (ce fût le cas, pour les plus connues, de l’utopie arienne du nazisme, mais aussi le cas de l’utopie communiste de l’URSS), la majorité des utopies sont le lieu d’affrontements symboliques qui se déroulent plutôt sur le terrain des actions. On parlera alors de l’utopie indépendantiste portée par Gandhi, en Inde, en 1930 qui c’est matérialisée par la « marche du sel », une marche pacifiste et symboliquement extrêmement puissante inspirant bon nombre de nos « manifestations de rues » aujourd’hui.
Si je reprends, l’utopie c’est :
- Un genre littéraire qui dépeint des sociétés parfaite et critiquant les sociétés modernes.
- Politiquement, c’est un « système de conceptions idéalistes des rapports entre l’homme et la société, qui s’oppose à la réalité présente et travaille à sa modification ».
- C’est aussi ce qui appartient au domaine du rêve et de l’irréalisable.
- Mais pour moi, disciple de Galeano, l’Utopie est avant tout une force motrice, collective, qui vise le changement de nos habitudes de faire et de penser pour tendre vers quelque chose de plus démocratique, plus harmonieux, plus solidaire, plus humain. C’est l’étoile du nord (merci Xavier !).
Pour ma part je considère que le libéralisme est une « utopie » qui, depuis les économistes physiocrates jusqu’à Alain Minc a transformé le rêve d’une société créatrice de richesse par le travail libéré en une idéologie financière. Alors, face à cette idéologie dominante d’une économie de marché que l’on nous vend comme seule et unique façon de réguler « l’économie », il y a des hommes, des utopistes pour certains, qui se sont trouvés et se trouvent aujourd’hui encore en désaccord avec cela et souhaitent le contester. Voilà pourquoi lors de ma prochaine chronique je vous parlerai de l’un des plus vieux utopistes porteur d’un autre idéal économique, Jean Baptiste Godin, fondateur du familistère de Guise.