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Suite à l’émission du 16 septembre je reprends donc le fil de la chronique concernant l’utopie. Pour ceux qui étaient là le mois dernier j’ai défini l’utopie de trois manières :
- Comme un genre littéraire qui dépeint des sociétés parfaites et critiquant les sociétés modernes.
- Comme un système politique de conceptions idéalistes des rapports entre l’homme et la société, qui s’oppose à la réalité présente et travaille à sa modification.
- Comme un moteur, reprenant les mots d’Eduardo Galeano, l’Utopie est avant tout une force motrice, collective, qui vise le changement de nos habitudes de faire et de penser pour tendre vers quelque chose de plus démocratique, plus harmonieux, plus solidaire, plus humain. C’est l’étoile du nord pour reprendre les mots de Xavier Badan présent sur le plateau le mois dernier.
Pour ma part je considère que le libéralisme est une « utopie » qui, depuis les économistes physiocrates jusqu’à Alain Minc a transformé le rêve d’une société créatrice de richesse par le travail libéré en une idéologie financière. Alors, face à cette idéologie dominante d’une économie de marché que l’on nous vend comme seule et unique façon de réguler « l’économie », il y a des hommes, des utopistes pour certains, qui se sont trouvés et se trouvent aujourd’hui encore en désaccord avec cela et souhaitent le contester. Le premier « utopiste » que j’ai choisi d’aborder c’est Jean Baptiste Godin, fondateur du familistère de Guise (photo).
Jean Baptiste Godin, fils d’artisan serrurier, quitte l’école à 11 ans pour travailler avec son père, puis successivement rejoindra oncle et cousin pour finalement entamer son tour de France de compagnon qui se terminera en 1837. Lors de ce périple « il découvre, en plein développement du capitalisme, l’injustice et la dureté de la vie ouvrière », mais il découvre aussi une France en pleine réflexion qui le mène en 1842 à la découverte des théories de Charles Fourier au travers d’un article dans Le guetteur de Saint-Quentin.
Charles Fourier dans une France en pleine industrialisation préconise que le travail soit varié et réalisé par ce qu’il nomme des « séries passionnées » soit des groupes d’amis spontanément réunis. Ces « séries passionnées » sont diverses 30, 40 ou 50 séries par individus et aménagées en courtes séances de travail pour pouvoir laisser libre cours au « papillonnage » comme « manie de voltiger de plaisir en plaisir ». Cette organisation évite une spécialisation et évite que l’homme désire ramener son activité à son propre intérêt individuel. Les « séries passionnées » doivent avant tout servir l’intérêt collectif. Pour Fourier, les séries passionnées se décident collectivement dans ce qu’il nommera les « bourses d’harmonie » (photo à Guise) et dans lesquelles chaque soir l’ensemble des phalanstériens se regroupent pour délibérer des occupations du lendemain. Entre passion et délibération la pensée fouriériste a donné naissance à deux courants :
- Un courant orthodoxe mené par Victor Considérant et qui s’attachera à « donner la priorité à la propagation de la pensée de Fourier » en créant journaux et revues.
- Un courant « réalisateur » dont la fondation d’une colonie reste le premier objectif. Après de multiples échecs (en France mais aussi aux Etats-Unis) c’est Jean Baptiste Godin qui, en fondant le Familistère de Guise, transforme l’essai théorique. Dans un extrait du journal Le Devoir[1] dans lequel Godin affirme : « Ne vaut-il mieux pas réaliser sur le terrain de la vie pratique, en étudiant les données de l’expérience, que d’ambitionner d’abord l’honneur de se faire connaître par des projets de réformes ou d’institutions, qui souvent se consomment en vaines paroles ou en essais infructueux ? Il m’a paru plus sage d’agir que de parler ; j’ai vu dans cette ligne de conduite l’accomplissement d’un double devoir : ne pas occuper inutilement le public d’idées que l’expérience eût pu condamner, et n’avoir à l’entretenir que de vérités sur lesquelles les faits aient permis de prononcer un jugement que la postérité pourra sanctionner. » (Godin, 1877, p.706).
A l’unique suffisance des idées il a laissé place à l’agir réflexif en mettant en œuvre la réforme phalanstérienne au cœur même de son entreprise. En effet, en 1880, après des années de labeur, il fonde l’association du Familistère, à Guise, sur la base de 330 logements qui accueillent 1770 habitants. Pour Godin, encore plus que Fourier, le bien vivre est une des conditions essentielles de l’émancipation au travers de vastes logements, très lumineux, mais aussi au travers de l’utilisation de cuisines comme bases de transformation des produits locaux de qualité assurant une alimentation saine et riche aux familistériens. Au-delà de l’approche architecturale Godin développe une véritable économie sociale basée sur la société du familistère qui a pour but d’organiser la solidarité entre ses membres par le moyen de la participation de capital et de travail dans les bénéfices. La société créée par Godin exploite les immeubles, les économats, ainsi que les usines et manufactures de Guise et de Bruxelles (qui datent de son « exile » de 1848). Elle se constitue d’hommes et de femmes adhérent(e)s qui travaillent au sein de l’association, ou « acquièrent des parts d’intérêts représentant le fond social. Elle occupe en outre d’autres personnes qui seront ou pourront être ultérieurement admises selon les règles prescrites, mais qui ne sont encore employées qu’au titre de simples auxiliaires ».Godin décide donc d’associer capital et travail. L’intention est claire, elle tend à déposséder progressivement le penseur du familistère de son pouvoir financier et décisionnaire au profit des ouvriers investis dans l’aventure. La question de la transmission d’une telle initiative, en attirant de nouveaux sociétaires prêts à entrer en coopération, est posée par ce penseur pionnier.
Aujourd’hui, le familistère de Guise est toujours debout mais il a été vidé de sa substance phalanstérienne. L’aventure sociale aura duré près de 100 ans. Jean Baptiste Godin meurt en 1888 et à sa suite, jusqu’en 1968, se succéderont cinq administrateurs qui malgré de nombreuses évolutions n’ont pu parvenir à préserver l’utopie fondatrice. L’expérience du familistère sera donc elle aussi un échec dont certaines explications nous sont fournies par Jean François Draperi. Selon lui, l’objectif de transformation sociale d’un modèle comme celui-ci ne pouvait pas être atteint sans l’apparition d’initiatives similaires ailleurs en France. Elle a sans doute inspiré mais le modèle n’a pas enfanté, empêchant l’extension et l’adaptation contemporaine du modèle. Par ailleurs, la concurrence exacerbée par le passage d’une économie de la pénurie à une économie de l’abondance qui accompagne les trente glorieuses, pousse les administrateurs à creuser l’écart entre les salaires des directeurs et employés et ceux des ouvriers. En effet, il s’agit alors de bien payer les cadres compétents au risque qu’ils abandonnent le navire pour la flotte capitaliste ! Pour le familistère se pose surtout la question de l’inadéquation entre une démarche entrepreneuriale de plus en plus rationnelle (en fins) et performative, et des valeurs sociales d’équité et de justice. Or, si l’administration du familistère de Guise sera incapable de gérer les conflits qui découleront de cet écart entre devoir de gestion et utopie sociale, nous retrouverons cette tendance dans l’ensemble de l’économie sociale.
Mais malgré l’échec de l’utopie familistérienne ce que nous a appris Jean Baptiste Godin, et qui est selon moi tout à fait essentiel aujourd’hui, c’est de loin la nécessité d’une pensée profonde, élaborée avec longueur, et un impératif d’action soit la nécessité de sortir de son bureau pour transformer la pensée en action dans une dynamique praxéologique. Jean Baptiste Godin mériterait d’être relu, débattu et pourquoi ne pas s’en inspirer ? Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur cet homme fabuleux, voici quelques informations complémentaires.
Bibliographie :
Jean François Draperi, Godin inventeur de l’économie sociale, Valence, Editions Repas, 2014
Michel Lallement, Le travail de l’utopie, Godin et le familistère de Guise, Paris, Belles Lettres, 2009.
Thierry Paquot, Habiter l’utopie, Le familistère de Guise, Paris, Editions de la Vilette, 2014
Webographie :
Sur JB Godin : http://www.familistere.com/jean-baptiste-andre-godin/
Sur le familistère : http://www.familistere.com/
Emission France culture : http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-1ere-partie-speciale-art-et-utopie-georges-rousse-2015-06-04
[1] Journal de l’association du Familistère, hebdomadaire puis mensuel à partir de 1888 jusqu’en 1906.